Dès 2003, Gérard Bonnet, professeur en psychologie et psychanalyste, posait la pornographie comme un "défi à la pudeur". Elle s’impose aujourd’hui plus largement comme un "défi pour la construction de la sexualité adolescente".
Jusqu’à très récemment, en France, ce sujet n’a pas été véritablement pris au sérieux. Et même si le gouvernement actuel s’est exprimé pour déplorer l’accès des jeunes aux contenus pornographiques, s’il a manifesté son intention de mieux le réguler, si ce n’est l’empêcher, le projet n’a pour l’heure débouché sur une aucune mesure concrète.
D’un usage prohibé à la libération sexuelle, la pornographie semble, dans notre environnement numérique contemporain, ne plus connaître aucune limite. Sur la Toile, les sites pornographiques fleurissent, et sont d’ailleurs les plus représentés (et les plus consultés) avec des centaines de millions de pages, qui ne manquent pas de s’insinuer dans des recherches anodines à travers les fenêtres pop-up. De sorte que, sans même le rechercher, l’œil semble irrémédiablement contraint à voir des images pornographiques…
L’essor des nouvelles technologies a donc offert à la pornographie un support de diffusion exponentielle, accessible à tous… y compris (et même surtout) aux enfants et aux adolescents sachant toujours mieux que les adultes manier ces outils.
Différentes enquêtes menées en France estiment qu’environ la moitié des adolescents, filles et garçons, auraient été confrontés à des images pornographiques avant l’âge de 13 ans, que 63 % des garçons et 37 % des filles, âgés entre 15 et 17 ans, consultent régulièrement des sites pornographiques. Plus récemment encore, que 30 % des internautes consultant ces sites sont des mineurs, et que quotidiennement, un mineur sur dix consultent ce type de contenus – tout particulièrement à partir de leur téléphone portable (smartphone) personnel (pour les trois-quarts d’entre eux).
En somme, Internet a "démocratisé" (l’usage de) la pornographie, rendant son accès facile, immédiat, permanent et sans véritable réglementation. Elle n’appelle plus aucun effort du voir, dans ce qu’il sous-tend de transgressif, de plaisir, de culpabilité ou de honte. De la sidération au dégoût en passant par la compulsion du voir, les adolescents ont à composer avec la cyberpornographie dans leurs espaces d’expérience, de rencontre… et ses retentissements sur leurs bouleversements pubertaires.
Représentations de la sexualité et de la femme
Les recherches, essentiellement nord-américaines, menées auprès des adolescents depuis les années 2000, interrogent l’influence de la pornographie sur leurs représentations de la sexualité et de la femme, comme sur leurs pratiques sexuelles. Il apparaît que la confrontation aux codes pornographiques amènerait les adolescents – tant les filles que les garçons – à davantage considérer la femme comme "un objet sexuel", et à modifier le rapport à leur corps, dès lors investi sur un mode anxiogène.
Ainsi les adolescents, utilisant la cyberpornographie comme source principale d’information, mentionnent l’impact de ce support dans leurs activités sexuelles, adoptant des pratiques plus diversifiées, en miroir aux modèles véhiculés. Mais, dans le même temps, ils peuvent reconnaître certains effets négatifs associés. Cette reconnaissance aurait un effet modérateur, de sorte que la consommation de pornographie pourrait s’inscrire dans un "processus développemental adolescentaire", répondant à une quête de repères en matière de sexualité.
Cette quête est d’ailleurs avancée par certains adolescents eux-mêmes : il s’agit d’aller voir, par curiosité, avant le premier rapport sexuel. Cette curiosité est animée par l’éveil de la sexualité adolescente. L’envahissement pulsionnel à ce moment et la nécessité de décharge qui en découle altèrent tout discours critique sur la nature des images et les représentations ainsi constituées.
Cependant, ce positionnement se renverse avec le passage à une relation affective et sexuelle avec un ou une partenaire "dans la vraie vie". Dès lors, le visionnage de porno diminue, des sentiments de futilité ou de honte émergent… ainsi que l’expérimentation que "la pornographie n’est pas la réalité".
La pornographie : un court-circuit de l’activité fantasmatique
En somme, les dérives psychopathologiques ou addictives apparaissent marginales, elles concernent les adolescents les plus fragiles, dont l’imaginaire demeure captif de cette iconographie. D’ailleurs, à ce jour, le lien entre consommation de pornographie et agressions sexuelles à l’adolescence n’est pas établi. Néanmoins, c’est dans notre pratique auprès d’adolescents présentant une sexualité préoccupante, voire auteurs de violences sexuelles, que cette question s’est imposée. Ces jeunes mentionnent fréquemment un contact répété, massif avec la pornographie.
Si bien évidemment, tous les adolescents qui visionnent ce type d’images ne s’engagent pas dans ce type d’agir, le fait que la pornographie s’intègre dans les usages numériques courants des jeunes ayant des comportements problématiques invite à interroger l’impact de la "violence du voir" cyberpornographique sur la construction de la sexualité adolescente.
Nous avons fait l’hypothèse que la consommation de pornographie à l’adolescence procéderait comme un court-circuit de l’activité fantasmatique. Alors que l’imaginaire, et donc la pensée, occupe une grande place dans l’élaboration des relations amoureuses et sexuelles, la pornographie les réduit aux sexes (visibles, réels) et à un acte-exploit(ation) dégagé des enjeux affectifs, annihilant toute potentialité de rêverie.
D’ailleurs dans sa forme la plus commune (scènes, "clips"), il n’y a même plus de scénario – ni même de scénarisation possible ? – là où l’image écrase toute projection, tout mouvement fantasmatique. Sous prétexte de tout montrer, la pornographie démantèle la sexualité (limitée à l’acte, à des pratiques hyper spécifiques) et le processus d’unification du corps, dès lors restreint à l’organe.
Un potentiel traumatique
Ces caractéristiques amènent à envisager le potentiel traumatique des images pornographiques (massivité de l’excitation provoquée, effraction, sidération…) ; d’autant plus que le sujet y est confronté précocement. Dans ces cas, la rencontre avec le sexe, avec la brutalité du sexe précède toute compréhension de la sexualité (adulte), risquant d’engager des fixations, des clivages… bref un vécu traumatique. Notons également que les contextes dans lesquels nous avons observé des consommations problématiques sont souvent marqués par des expériences traumatiques antérieures (relatives à la sexualité ou non).
Enfin, dans le même temps et dans une perspective dynamique, le recours à la pornographie à l’adolescence pourrait se comprendre comme une tentative d’intégrer (psychiquement) la sexualité adulte. L’iconographie pornographique constituerait à l’adolescence une surface de projection de l’énigme du sexuel, une manière, certes fragile, de mettre au-dehors l’étrangeté et la violence du phénomène pubertaire.
En ce sens, comme toutes images, la pornographie n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle se présente pour nombre d’adolescents comme une source intarissable d’informations, un guide des "bonnes pratiques" en matière de sexualité. Suivant cette perspective, comme l’a montré François Marty (2008) à propos des images violentes, les images pornographiques permettraient aux adolescents de contenir le débordement pulsionnel, lui offrir une première forme de représentation, voire le symboliser.
Cependant, en alimentant à la fois l’excitation et son soulagement, tout en faisant l’impasse sur le fantasme et la relation, la pornographie risque d’assujettir les adolescents les plus fragiles (tels que nous les rencontrons en consultation). C’est d’ailleurs l’un des enjeux de notre proposition thérapeutique : mettre des mots sur l’excitation provoquée par le sexe et les images du sexe.
Car c’est l’absence de parole autour de ces "figures-choc" et des sensations générées par la pornographie qui peut s’avérer pernicieuse. Là où l’écrasement de l’imaginaire risque d’entraîner un clivage entre affectivité et sexualité ; entre le Moi superficiel de l’adolescent apparemment satisfait dans ses besoins et son Moi profond insatisfait dans ses désirs.
Barbara Smaniotto, Maître de Conférences-HDR en Psychopathologie et Psychologie Clinique, CRPPC, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.